Stombali, stambali ou stambeli… L’origine même du mot est plurielle, indéterminée. Certains invoquent la référence Istanbul — en arabe, stambeli signifie « qui vient d’Istanbul » —, d’autres pensent que le mot serait en fait dérivé de stambeli, qui désigne un ensemble de rituels de possession chez certains peuples nilo-sahariens, comme les Songhaï : « on peut affirmer sans se tromper que le stambeli est un culte, plus précisément un rite, africain, dilué, mais conservé dans l’Islam », explique Amine Metani. Musicien et fondateur du label de transe électronique Shouka, Amine puise — comme le producteur tunisien Ghoula ou les artistes du collectif Arabstazy —, largement ses influences au sein de cette musique secrète.
« Le stambeli perpétue le culte de saints musulmans et d’esprits d’Afrique Noire, comme les Bori, célébrés chez les Haoussas. » Unifiés au sein d’une même croyance, ces deux mondes composent ainsi un biotope complexe d’entités sacrées. On les appelle les mlouks : « les mlouks sont des figures préislamiques », poursuit Amine. « Ils composent un panthéon très élaboré, à dissocier du monde des jinns par exemple, reconnus dans le Coran. » Sexués, parfois flanqués de leurs progénitures, les esprits du stambeli sont africains, pour la plupart musulmans, bien que certains soient décrits comme étant chrétiens.
Racines subsahariennes, transe de guérison
Transporté par les commerçants d’épices aux XVIIIe et XIXe siècles, le stambeli trouve donc ses racines en Afrique subsaharienne, auprès des peuples Haoussas, mais également chez les Kanouris, plus à l’Est. « Importé » en Tunisie par les marchands, les musiciens ainsi que les esclaves enlevés par les Arabes pour être vendus dans les souks, ce rituel, initialement né dans le creuset de différentes cultures d’Afrique noire, va alors se mêler à l’Islam local.
« On peut interpréter le stambeli comme un écho, une résonance, un espace de convergence spirituelle entre les descendants d’esclaves noirs africains et les peuples nord-africains », explique Amine. L’histoire de ce culte est orale, dansée, musicale. Rien n’est écrit dans le stambeli. Du fait de ce socle historique très meuble, on peut voir des accointances entre ce rite tunisien et celui des gnaouas du Maroc, le diwan en Algérie, le vaudou haïtien « ou même le très lointain candomblé brésilien, une religion syncrétique issue de cultes yoruba, fon ou bantous », ajoute Amine. « La transmission du savoir des arifas, les voyants ou prêtresses consultés pour révéler l’origine du mal, s’opère entièrement de bouche à oreille. » Pas de doutes, avec le stambeli, on est face à un rite africain, bien plus qu’à une pratique issue d’une religion du livre.
Si vous êtes novices dans le game de la possession, dîtes-vous que le stambeli est un rite thérapeutique : à l’opposé du processus décrit dans le film l’Exorciste, dont le but était d’expulser une entité maléfique d’un corps humain. Dans le stambeli, la musique est jouée pour attirer l’esprit sur un hôte, en vue de le satisfaire. L’esprit ayant pris possession de l’hôte, les boucles musicales vont alors jouer jusqu’à tard dans la nuit, moment où l’esprit sera apaisé : « à l’inverse d’un exorcisme, l’idée ici est de faire venir l’esprit, de l’amadouer par une transe dansée qui constitue une forme d’offrande. » On parle alors d’adorcisme. Pour l’avoir satisfait, l’humain qui lui prêt son corps s’en trouvera guéri, régénéré.
Le médium en charge de ce délicat dialogue entre le patient et les génies est appelé l’Arifa. Accompagnant le rituel, c’est elle ou lui qui établit le diagnostic, et désigne l’esprit à contenter et adoucir. Riadh Ezzawech, un des derniers Arifa de Tunisie, représente par exemple une quarantaine d’esprits différents. En général, il sollicite les vingt principaux, au cours de cérémonies privées ou publiques. Chaque adepte peut ainsi bénéficier de leurs faveurs.
Autre clef de voûte de la cérémonie : la musique, orchestrée par le Mâllem. Appelé également Yenna, ce maître est au centre de l’orchestre. Son instrument caractéristique est le gombri, un luth à trois cordes. Son manche long parle aux esprits : « cet instrument joué par le maître de cérémonie a le pouvoir d’attirer les esprits qui, à son écoute, descendent parmi les fidèles. Le son du gombri tunisien est reconnaissable entre mille », commente Amine Mettani. « Il se compose du pincement des trois cordes, des battements percussifs sur la caisse de résonance sur laquelle une peau est tendue, ainsi que des vibrations d’un résonateur métallique. Le Yenna est accompagné à la rythmique par les joueurs de chkachek, placés de part et d’autre du maître. » Ce sont ces petites percussions métalliques, jouées de façon cyclique avec des structures répétitives, très entêtantes, que l’on retrouve dans le gnaoua ou le diwan algérien. Pour découvrir les masses sonores envoûtantes du stambeli, essayez les deux sorties qu’a consacrées le label Shouka au genre, avec deux captations enregistrées respectivement à Tunis ainsi qu’à Sidi Ali El Mekki.
Le stambeli en voie d’extinction ?
Incantations, enchaînements musicaux, maîtrise de l’instrument et des rites sacrificiels… L’initiation des Mâllem comme des Arifas est fondamentale. Mais encore faut-il avoir hérité du statut, qui se transmet par filiation. Et c’est d’ailleurs là le problème : à Tunis, les maisons de stambeli disparaissent, faute de relève de nouveaux maîtres. Il ne resterait, à Tunis, qu’une poignée de Mâllem. Observateur privilégié du rituel, le photojournaliste Augustin Le Gall évolue au cœur des cérémonies stambeli depuis une dizaine d’années : « il reste officiellement trois mâllem, mais deux jeunes reprennent actuellement le flambeau. Donc on arriverait à cinq à ma connaissance. La transmission musicale se fait de famille en famille, mais certains, dotés de dons, peuvent s’initier et apprendre à le devenir. »
Chez les arifa, la passation de savoirs s’opère également au sein du cercle familial. Ou, plus rarement, par le choix des « esprits ». C’est le cas de Riadh Ezzawech, un des derniers Arifa de Tunisie, et qui pratique ce rituel traditionnel auprès d’un public encore présent : « Riadh ne vient pas du stambeli », nous a confié Augustin. « Il a été choisi par les esprits pour les représenter. Alors qu’il était adolescent, il est tombé malade. Il a alors été pris en charge et initié par les dernières arifa. Dans le stambeli, la maladie est le signe que les esprits veulent interagir avec le monde des humains. »
Selon le photoreporter, il ne resterait à ce jour que deux véritables arifas pratiquants : « Riadh est le plus demandé et le plus actif », ajoute Augustin Le Gall. « C’est au travers de son corps et par l’intermédiaire de ses pouvoirs que les esprits parlent aux humains. Face aux décès des anciens et anciennes, confronté aux désillusions du monde contemporain, à la désacralisation, mais aussi au manque d’intérêt des institutions, le rituel disparaît malheureusement, petit à petit. »
Dans le sud du pays, la dynamique est différente, notamment à Nefta ainsi qu’au sein de la communauté banga installée à Tozeur, où le geste de transmission se perpétue en direction de la jeune génération. Mais globalement, au niveau local, beaucoup d’acteurs du stambeli traditionnel sentent que leur culture est menacée de disparition. Contrairement au Maroc par exemple, où la jeunesse et les institutions culturelles et touristiques se sont largement emparées du patrimoine gnaoua, le stambeli a du mal, lui, à rencontrer son public.
Protégé par le régime des Beys (aux 18 et 19ème siècles, ndlr), le genre a été malmené sous Bourguiba* qui, pour construire l’union nationale — la fameuse « tunisianité « —, n’a pas hésité à annihiler les revendications d’identités particulières. En Tunisie, durant plusieurs décennies, les disparités tribales, les coutumes régionales, bref les us et coutumes de nombreuses minorités ont été sévèrement mis en sourdine.
Au lendemain de l’indépendance du pays, les pratiques rituelles furent interdites et de nombreux sanctuaires où se réunissaient alors les confréries religieuses furent fermés. Le stambeli lui, va survivre, discrètement, à l’abri des regards, derrière les murs des maisons. Cette évolution confinée à la sphère privée — notamment au nord du pays —, a largement éloigné ce rituel du peuple tunisien.
Renouer avec les esprits
Aujourd’hui, c’est la scène noise française – avec le guitariste François Cambuzat et son groupe Ifriqiyya Electrique par exemple — ou la jeune garde musicale tunisienne qui dépoussièrent cette musique. Car les bases rythmiques du stambeli sont extrêmement solubles dans les compositions électroniques et, dans leur quête de transe, certains dancefloors modernes ont parfois pu danser, sans le savoir, au son de ces boucles curatives et spirituelles. Celles-là mêmes qu’utilisent des artistes d’origine tunisienne marqués par la transe comme Deena Abdelwahed, le collectif Arabstazy ou certains artistes du label Shouka comme Ghoula (monstre au féminin en arabe. Une goule en français), qui vient justement de sortir « Bambara ». Un morceau composé à partir d’un sample de la voix d’Abdel Majid Mihoub, un des grands joueurs de gombri de Tunis, aujourd’hui disparu.
Après des années de transition institutionnelle, dont plusieurs dominées par le poids de la représentation parlementaire des islamistes d’Ennahdha, le petit pays est-il prêt, enfin, à défendre son identité, arabe, méditerranéenne certes, mais aussi africaine, tout en ouvrant l’expérience à ses passionnantes et tellement vulnérables minorités ? Une nouvelle expérience de l’altérité, qui pourrait pleinement inclure les patrimoines culturels des communautés noires, juives ou amazighes de Tunisie. « Le stambeli raconte l’histoire de l’esclavage en Afrique du Nord, la condition de la communauté noire tunisoise, l’animisme dans l’Islam maghrébin. Ces sujets sont restent extrêmement tendus, même pour une société qui progresse comme la nôtre », souffle Amine Metani. « Seul le temps pourrait cimenter ces nombreuses fractures. »
*premier président de la République tunisienne, au pouvoir de 1957 à 1987.
Plus d’informations sur :
La Dernière Danse, sur les traces de l’héritage spirituel des communautés noires du Maghreb, un projet d’Augustin Le Gall. Augustin poursuit actuellement son projet autour des rituels de possession au Maghreb. Il sera d’ici peu au Maroc ainsi qu’en Algérie, et nous vous tiendrons évidemment au courant de ses avancées en images.
Sidialilasmar.com, le portail du très dynamique ensemble Sidi Ali Lasmar où officie l’arifa Riadh Ezzawech, installé dans la Medina de Tunis.
Stambeli.com, plate-forme online et projet d’édition dédiée à l’histoire du Stambeli en Tunisie.